La Trilogie lunaire de Jerzy Żuławski
Les Éditions Toute Chose publieront, à l’automne 2025, l’œuvre majeure de l’écrivain polonais Jerzy Żuławski (1874-1915) : la Trilogie lunaire. La traduction française de cette œuvre devenue culte a été réalisée par Tomasz Cichawa, avec le soutien du Centre national du livre.
Jerzy Żuławski, auteur de la Trilogie lunaire

Jerzy Żuławski fut romancier, poète, dramaturge et philosophe, mais surtout l’un des précurseurs polonais de la science-fiction, qui non seulement inspira des créateurs de la culture mondiale, mais prédit aussi l’un des aspects de la conquête technologique de l’espace par l’humanité.
Il naquit le 14 juillet 1874 à Lipowiec, dans le district de Ropczyce (alors sous domination autrichienne). À partir de 1892, il fit des études à l’École polytechnique de Zurich, avant de se tourner, en 1895, en raison d’un changement d’intérêt, vers la faculté de philosophie de Berne (Suisse), où il obtint, en 1898, un doctorat avec une thèse sur Baruch Spinoza.
De retour au pays, il commença à travailler comme professeur de lycée à Jasło, puis — après son mariage — à Cracovie, où il noua des liens avec le milieu littéraire et la bohème artistique locale. Il débuta par un recueil de poèmes en 1895 ; il en publia six jusqu’en 1908.
À partir de 1902, il se consacra exclusivement à la création littéraire. Żuławski fut un artiste d’une grande polyvalence : il écrivit aussi bien des drames à thèmes symboliques, historiques ou contemporains — qui, à son époque, furent volontiers montés au théâtre — que de la poésie et divers genres de prose : nouvelles, romans, essais philosophiques, critiques littéraires. Il traduisit quelques poèmes, notamment ceux de Friedrich Nietzsche, ainsi qu’en 1905 plusieurs livres choisis de l’Ancien Testament juif, à partir de l’hébreu. Il écrivit également une biographie de Spinoza, œuvre de vulgarisation. En tant qu’écrivain et poète, il fut un représentant du décadentisme et du catastrophisme, courants de pensée propres à la fin du siècle.
Lassé d’une vie sédentaire, il vécut tour à tour à Cracovie, Lwów et Zakopane, tout en voyageant en Allemagne, en Suisse, en Italie et en France. Fasciné par les montagnes, il séjourna souvent dans les Alpes et mena des expéditions de découverte au cœur des Tatras. Il fut l’un des fondateurs de l’organisation Recherche et sauvetage volontaires dans les Tatras et participa à des missions de sauvetage.
Il s’installa définitivement à Zakopane en 1910 avec sa seconde épouse, avec laquelle il eut trois fils : Marek, futur peintre ; Juliusz, futur écrivain ; et Wawrzyniec, futur compositeur. Il y tenait une maison littéraire ouverte dans sa villa « Łada », où il recevait notamment Stanisław Ignacy Witkiewicz, Jan Kasprowicz, Leopold Staff et Kazimierz Przerwa-Tetmajer.
En tant que penseur, Żuławski s’intéressait avant tout aux processus de civilisation et aux dynamiques sociales. Ce sont précisément ces réflexions qu’il extériorisa dans l’œuvre qui lui valut une place parmi les pionniers de la littérature de science-fiction polonaise — la première œuvre de ce genre dans cette littérature — à savoir la Trilogie lunaire (Trylogia Księżycowa), composée des romans Sur le globe d’argent (Na srebrnym globie, 1903), Vainqueur (Zwycięzca, 1910) et La Vieille Terre (Stara Ziemia, 1911)

L’œuvre littéraire de Żuławski, hautement estimée par ses contemporains, est aujourd’hui largement tombée dans l’oubli. Seule sa Trilogie lunaire a résisté à l’érosion du temps, étant encore rééditée et commentée de nos jours.
Trilogie lunaire
Sur le globe d’argent (1903)

Le premier tome du cycle, dont l’action se déroule à la charnière des XIXe et XXe siècles, est rédigé sous la forme du journal intime de l’un des participants à l’expédition vers la Lune, le Polonais Jan Korecki. Une équipe internationale de scientifiques (O’Tamor, Pedro Varadol, Thomas Woodbell et Marthe…) ayant atteint le globe d’argent cherche à vérifier l’hypothèse selon laquelle sa face cachée serait riche en oxygène et propice à la colonisation. Enfermés dans leur véhicule, ils traversent les montagnes, les crevasses lunaires et le désert privé d’air.
Le motif exploratoire, hérité des récits de voyage (y compris utopiques) décrivant des contrées lointaines, devient une parabole de la lutte de l’homme contre ses propres faiblesses. Par l’insistance sur l’éloignement de la Terre natale, de la culture et de la civilisation, il peut également être lu comme une métaphore du destin d’un individu livré à lui-même au sein d’un microgroupe social isolé.
Épuisés, les voyageurs désespérés atteignent l’hémisphère opposé de la Lune et y découvrent une vaste région couverte de végétation, propice à la vie. Les cosmonautes s’y installent, et leurs descendants peuplent peu à peu ce territoire. Le projet d’y fonder une colonie reposant sur l’idéal d’égalitarisme social s’avère difficile à réaliser : la nature humaine est impitoyable, certains traits sont profondément ancrés dans le psychisme de l’homme et empêchent l’avènement de cet idéal social. Les descendants des pionniers, une race humaine atrophiée, ne parviennent pas à créer une nouvelle Arcadie, bien que les conditions écologiques ne s’y opposent pas. Un mythe religieux de Vieil Homme naît et est entretenu par la prophétesse Ada, fille de Marthe, mère originelle des Sélénites.
Żuławski étend les idéaux positivistes de savoir et de connaissance à la notion d’angoisse métaphysique, qui prend tout son sens face à l’effroi des espaces inexplorés du cosmos. (« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » de Pascal) Le désir de connaissance, soutenu par les moyens de la pensée scientifique moderne, condamne l’homme à la défaite dans sa lutte contre la nature, en raison de la faillibilité des mécanismes de la civilisation et de la crédulité avec laquelle il accueille les réponses apportées aux questions d’ordre existentiel.
Vainqueur (1910)
La deuxième partie du cycle, dont l’action se déroule entre les XXIXe et XXXe siècles, relate l’histoire des descendants des cosmonautes, qui se sont multipliés et ont colonisé la Lune. Ceux-ci sont en conflit avec les autochtones lunaires, les cherns, qui les ont asservis à l’aide des mortz. Lorsqu’un cosmonaute terrien, Marek, arrive sur la Lune, les habitants le prennent pour Vainqueur, l’incarnation de Vieil Homme — une sorte de Messie annoncé par les prophètes. Ihézal, la fille de l’Archiprêtre, tombe amoureuse de Vainqueur, qui est censé conduire les Sélénites vers la victoire sur les cherns.
Bien que le peuple lunaire, élevé dans les préceptes de l’Ancien Testament, voie en lui un nouveau Christ, Marek n’est qu’un représentant de la civilisation scientifique et technique du tournant des XXIXe et XXXe siècles. Informé de la situation actuelle, il accepte la mission de défendre et de réformer la société des Lunaires. Mais ses ambitieux projets s’avèrent difficiles à réaliser.

La Vieille Terre (1911)

L’action de la troisième partie du cycle se déroule simultanément à celle de Vainqueur, mais sur Terre. Après la défaite de l’Allemagne face à l’Empire d’Autriche, l’Europe s’est unifiée en un seul État, dont les centres sont Paris et Varsovie. Les habitants de la planète vivent dans la prospérité, bien que ce régime ne soit pas pleinement égalitaire. Un groupe d’intellectuels cherche à prendre le pouvoir en exploitant le mécontentement des ouvriers, qu’ils méprisent. Un rôle important est joué dans le roman par une invention merveilleuse : un appareil capable d’annihiler la matière, créé par le scientifique génial Jacek, héros principal du roman. Cette arme puissante, utilisée comme objet de négociation dans les luttes politiques, contribue à la réforme du régime…
Parallèlement, un vaisseau spatial, avec à son bord Rôda et Matarett, deux membres de la Confrérie de la Vérité lunaire, atterrit dans le désert. Le roman suit leurs péripéties.
En construisant sa vision de l’avenir, Żuławski engage une polémique, à travers une riche galerie de personnages — Grabietz, l’écrivain ; Aza, la célèbre cantatrice et femme fatale ; Lopin, le compositeur malheureux ; Jojo, le meneur des ouvriers ; Lord Tedwen, l’omniscient ; Nyanatiloka, le moine bouddhiste et thaumaturge — avec les conceptions modernistes, politiques et philosophiques de la réparation du monde. Il dépeint un monde utilitariste, où la science doit répondre à des commandes sociales spécifiques, tandis que l’art est soumis aux normes de la culture de masse et où les créateurs ne peuvent décider de leur propre sort. C’est un monde où la bourgeoisie subsiste grâce au travail esclavagiste d’ouvriers, abrutis par la répétition automatique des tâches en usine. L’État, en limitant la liberté de ses citoyens, devient une machine puissante et insensible, servant tout le monde, mais aucun individu en particulier.
La prévision de l’auteur constitue également une réaction au programme de rénovation des socialistes, qu’il juge fantaisiste. La Vieille Terre de Żuławski conserve les anciennes divisions de classes, bien qu’elles reposent sur des bases légèrement différentes, annonçant des solutions de science-fiction ultérieures.
Interprétations
Żuławski a probablement été influencé par H. G. Wells et Jules Verne. Son œuvre est considérée comme une étape majeure dans le développement de la science-fiction en Pologne, ayant gagné en popularité et reçu un bon accueil critique depuis lors. On souligne qu’il s’agit de la première œuvre de science-fiction polonaise véritablement aboutie, qui ne sera surpassée que plusieurs décennies plus tard par celles de Lem.
Elle a été décrite comme une interprétation personnelle par Żuławski de la philosophie de l’histoire, et interprétée comme une critique d’une utopie socialiste et égalitaire. Le récit de Żuławski met en lumière l’imprévisibilité de la nature humaine, qui triomphe des concepts d’utilitarisme et de régulation sociale. Il se montre critique à l’égard de la religion, qu’il considère comme une construction sociale pouvant exercer une influence destructrice sur l’humanité. Il s’inquiète également des usages politiques de la connaissance scientifique, se montre critique envers la poursuite de la « science pure » ainsi qu’envers l’idée de progrès technologique, porteur d’énormes dangers : de l’atteinte à la dignité et à l’individualité humaines jusqu’au total uniformisme, à l’autocratisme, à la menace d’anéantissement, à la rupture de la continuité culturelle de la civilisation. Le véritable devoir de l’humanité est donc le développement spirituel et moral, et non matériel.
L’œuvre a été qualifiée de « poétique et tragique », mêlant « fantaisie scientifique et réflexion sceptique », et proposant une vision anti-utopique de l’avenir de l’humanité. Elle a été classée parmi les œuvres de science-fiction relevant de l’utopie sociale, ou tout simplement comme une dystopie.

Postérité
L’œuvre de Żuławski raconte l’histoire d’une expédition sur la Lune qui conduit à la naissance d’une nouvelle civilisation — avec sa religion et sa structure sociale — isolée des sources de la culture terrestre. Développée en trois volumes, cette vision pessimiste de la naissance, du développement et de la chute d’une culture, mêlée à une ingéniosité technique étonnamment audacieuse pour son époque, inspira de nombreux créateurs : la figure majeure de la science-fiction polonaise, Stanisław Lem ; Andrzej Żuławski (dont l’écrivain était le grand-oncle paternel), qui tenta l’audacieuse entreprise de porter Sur le globe d’argent à l’écran ; ou encore des auteurs contemporains de fiction spéculative, parmi lesquels Chris Beckett rendit l’hommage le plus explicite à Żuławski dans son roman Dark Eden.
L’auteure du roman et du scénario du dernier film muet de Fritz Lang, Une Femme dans la Lune (1929), Thea von Harbou, s’inspira de plusieurs idées de l’écrivain polonais, dont Sur le globe d’argent fut traduit en allemand en 1914 sous le titre Auf silbernen Gefilden.
L’œuvre de l’auteur de la Trilogie lunaire s’est aussi révélée précurseure des projets d’expédition habitée vers la Lune.
C’est en effet Jerzy Żuławski qui fut le premier écrivain de science-fiction à concevoir une vision d’un véhicule lunaire. Nous le savons grâce à la correspondance conservée entre le fils de l’écrivain, Juliusz Żuławski, et Mieczysław Bekker, ingénieur polonais impliqué dans le projet LRV (Lunar Roving Vehicle) du programme Apollo. Comme le résumait l’hebdomadaire Przekrój dans son numéro du 2 février 1975 : « Une coïncidence étrange, mais combien révélatrice. Un écrivain polonais imagine un véhicule lunaire, qui — plusieurs décennies plus tard — devient réalité grâce à un ingénieur polonais. »

Sur le globe d’argent : un film d’Andrzej Żuławski
Le scénario du film d’A. Żuławski, réalisé en 1976-1977, est une compilation des trois volumes de la Trilogie lunaire, remaniée par le réalisateur, qui y insuffle, aux côtés de celle de l’écrivain, sa propre philosophie et sa vision du monde.

Ce fut un tournage mouvementé. Ayant largement dépassé le budget du film, le tournage fut arrêté en 1977 par décision du vice-ministre de la Culture, sans même prévenir le réalisateur, qui évoqua par la suite des raisons politiques à cette interdiction. Les décors et les costumes furent ordonnés d’être brûlés, ce qui, en pratique, anéantit toute possibilité de poursuivre le travail sur le film.
Sur le globe d’argent ne sortit qu’en 1988, et seulement parce qu’il fut possible de reconstituer le négatif conservé. Żuławski tourna alors des scènes supplémentaires à Varsovie et à Cracovie, ajoutant en voix off ses propres explications sur le contenu des fragments manquants.
Le film fut présenté dans une version mutilée en 1988 au Festival de Cannes, acquérant progressivement le statut d’œuvre culte.

Voici la version intégrale du film, d’une durée de 2 h 45 min, disponible avec des sous-titres.
Photos : archives de la famille Żuławski, publiés par culture.pl • photos du tournage Sur le globe d’argent : cadre du film Ucieczka na srebrny glob de K. Mikurda, T. Sikora ; NASA APPEL
Les couvertures des trois tomes de la Trilogie lunaire sont des illustrations de Marek Żuławski pour l’édition polonaise en 1947 de l’œuvre.
La vignette de l’article : dessin d’Antoni Procajłowicz
Autres sources : Wikipédia [pl, fr, en] ; translatingmarek.com ; culture.pl…